lundi 9 juillet 2012

Roseaux au crépuscule



Roseaux au crépuscule - 60 x 80
Pastel sec

Harmonie du soir (extrait)

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige,
Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;

Charles Baudelaire

jeudi 31 mai 2012

De l'importance de l'apparaître et de la contemplation dans l'expérience artistique


Il est fameux l'incipit du « credo du créateur »1 de Paul Klee, selon lequel « l'art ne représente pas le visible, il rend visible ». Nombreux sont ceux, alors, qui interrogent brutalement : « Que rend-il visible ? Rend-il visible l'invisible ? Nous parle-t-il du sacré ? Nous donne-t-il à voir le monde sous un jour nouveau ? ». Ils dilapident ainsi, par leurs pressantes injonctions et sans le savoir, toute possibilité de percevoir dans sa prime fraîcheur ce qui, durant l'espace d'un court instant, cherchait à se révéler à eux. Si la proposition de Klee, au-delà même du contexte de sa formulation, interpelle tant les consciences, si elle avive avec une telle acuité le souffle brûlant de l'énigme et le pressant désir d'y répondre, n'est-ce pas plutôt, en effet, parce qu'elle nous convie à se frayer à nouveau un chemin dans la sereine intimité de notre domaine intérieur ? N'est-ce pas parce qu'elle nous ouvre comme le pressentiment d'une autre possibilité, plus riche, plus profonde, plus personnelle, de nous ressentir dans le monde ? Ne convient-il pas d'abandonner le questionnement locutoire, pour revenir à une dimension plus fondamentale des arts plastiques, à savoir l'expérience d'un voir ?

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On a trop peu remarqué, en effet, que les arts plastiques en général, et la peinture en particulier, ne sauraient « rendre visible » que parce qu'il y a déjà, en amont, quelqu'un qui sait les contempler. Certes, l'artiste a su marier sur la toile la vivante alchimie de sa sensibilité et de sa technique ; mais cela ne serait encore rien s'il n'y avait personne pour recueillir et redéployer dans sa contemplation la profonde nouveauté de son geste créateur. En ce sens, la primauté du contempler sur l''apparaître renverse en peinture le traditionnel schéma de la communication : Il n'y a pas d'abord le peintre, puis l’œuvre, et ensuite le spectateur, mais le peintre et le spectateur qui se tiennent, dans leur capacité à contempler, à l'orée de l'apparaître de l’œuvre.

Que faut-il entendre alors par un tel appel au concept de contemplation ? A une époque caractérisée par la profusion de ce que l'on a coutume d'appeler les « arts visuels », par la multitude de leurs directions et de leurs questionnements, il semble, en effet, que la thématique du regard occupe plus que jamais une place déterminante dans les diverses formes d'expression de l'art contemporain. Mais cette diversité même souffre de sa propre richesse, de son éclatement, de son incapacité à se laisser saisir d'une manière unifiée et unitive. Libérée des exigences de l'esthétique classique2, l'image donnée comme artistique peine à retrouver dans la conscience du spectateur un statut défini, et se trouve être constamment menacée par ce que l'on pourrait appeler, à la suite du sociologue Zygmunt Baumann, une « esthétique de la consommation ».3 Vecteur de construction identitaire, la consommation, qui répond à un certain malaise de l'individu et qui se caractérise par une recherche toujours accélérée de la nouveauté tend en effet à saturer de ses sollicitations le processus visuel. Habitué aux nouvelles exigences de l'image « flash » - on sait que les plans cinématographiques des films hollywoodiens et de la publicité ne dépassent pas deux secondes -, aux réquisits conjoints de la vitesse et de la polyvalence que lui impose sa quotidienneté, l'individu coure le risque de ne plus aborder le champ de l'expérience phénoménale que sur ce seul mode d'appréhension. Combien grande est alors la perte, on le mesurera aisément aux acquis de la Critique kantienne : si le phénomène n'est jamais constitué qu'a priori, -c'est-à-dire qu'il se comprend dans la forme de son apparaître comme une manifestation du sujet connaissant plus que de la chose elle-même – si, ce faisant, l'expérience sensible donne à voir non point la nature des choses elles-mêmes mais l'expression des formes de la sensibilité sous lesquelles nous les appréhendons4, alors l'individu qui s'est laissé envahir par les formes aliénantes d'une expérience esthétique appauvrie, se lésera lui-même tout en l'ignorant de l'infinie richesse potentielle de son ressenti. Confronté à un malaise du voir qui prend sa source dans le voir lui-même, l'individu éprouve passivement un sentiment de pesanteur et d'enfermement sans être à même de clairement le nommer. L'expression « art visuel », en subsumant des domaines aussi divers que les arts plastiques traditionnels, le cinéma où les arts numériques, facilite, en un sens, un tel appauvrissement : Elle masque, en effet, le cœur même de leur différence qui tient précisément à la manière de les appréhender dans le regard.

Or, c'est précisément au danger d'une telle réduction esthétique du regard que vient répondre le concept de contemplation : Qu'est-ce à dire ? Pour reprendre contact avec le mot dans plénitude et sa fraîcheur peut-être convient-il de laisser d'abord parler les voix de l'étymologie. Le terme de « contemplation » dérive du latin contemplatio qui se donne comme l'exact équivalent du grec theōría (θεωρία). La contemplatio se réfère au templum, qui, avant de désigner le « temple », signifiait l'espace tracé dans l'air par le bâton des augures en vue de la prononciation des auspices, et par extension tout espace que la vue renferme dans ses limites. Dans la contemplatio le regard se donne à lui-même ses propres limites. Il se concentre sur l'espace qu'il s'est assigné : contemplari, l'acte de contempler, est ce geste « conclusif » par lequel la conscience s'auto-détermine dans les limites de son voir. Non point, cependant, qu'une telle détermination sonne comme un terme limite, comme un achèvement au-delà duquel il n'y aurait plus rien. Tout au contraire, c'est précisément parce qu'elle met en jeu une conclusio5, c'est-à-dire un art de circonscrire, que la contemplatio se révèle comme le lieu de l'approfondissement : dans cet espace du regard dévoilé pour lui-même, dans le recueillement de la theōría6, s'ouvre alors pour le sujet la possibilité d'une compréhension unifiée et unique selon la double modalité du soi et du monde. Il fait surgir en le déployant ce qui tout d'abord se tenait caché dans l'objet, ce qui s'y tenait caché et qui l'attendait comme cette possibilité uniquement sienne de l'appropriation, ce trésor de la sensibilité à nul autre pareil qui rend, ainsi que le souligne Hölderlin, éminemment personnelle et éminemment nécessaire toute expérience artistique7. En ce sens, l'acte de contempler, le contemplari s'oppose au « video », à l'acte de vision qui ne rencontre que frontalement la surface de l'objet, - de la même manière que le θεάomai (θεάομαι) grec s'oppose à l'horáō (ὁράω) -, qui l'effleure, qui le neutralise comme un élément parmi d'autres d'une représentation monotonale. Ainsi donc, dans le champ de l'expérience artistique en général, mais tout particulièrement au cœur de l'expérience picturale qui se présente déjà à nous au sein de l'espace délimité du tableau, le concept de contemplation permet d'ouvrir dans le monde la possibilité d'une authentique expérience de la rencontre : réapprendre à porter attention à ce qui cherche à nous apparaître dans l’œuvre, c'est ressaisir du même coup et dans un même mouvement l'authenticité de notre propre regard dans sa capacité à accueillir ce lieu d'où nous parle la voix créatrice d'une autre conscience. En définitive, la contemplation se tient au centre du voir, parce que c'est par la contemplation que le voir se recentre en dégageant la véritable spécificité de ce qu'il fait apparaître ; dans le déploiement d'un même foyer, d'un habitat commun au monde, à l'artiste et à notre propre régime intérieur, ce qui se tenait jusque là en retrait vient à l'apparaître : «  l'art ne représente pas le visible, il rend visible ».

G.

1 - P.KLEE, Théorie de l'art moderne, chapitre 3.

2 - Kant, après avoir souligné l'emploi spécifiquement allemand du terme « esthétique » pour désigner la critique du goût comme philosophie du beau, caractérisation qui remonte à Baumgarten, définit dans sa préface à la Critique de la faculté de juger « les jugements qui intéressent le beau et le sublime de la nature ou de l'art » comme « esthétiques ». Cf. KANT, Critique de la faculté de juger, « Préface de la Ière édition, 1790 », Vrin, Paris, 2000, p.27 ; trad. A.Philonenko.

3 - Z.BAUMANN, Le coût humain de la mondialisation, Hachette, Paris, 1999, p.124.

4 Chez Kant, le phénomène donne à voir la manière dont le réel se présente à la conscience du sujet connaissant via les formes de l'intuition (l'espace et le temps) et de l'entendement (les catégories), et ce, de manière universelle. Le système kantien échappe ainsi à l'objection du relativisme : Le phénomène objectif n'est ni complètement indépendant de toute conscience, ni un simple « vécu » subjectif, il se dit comme l'objet d'une expérience possible reposant sur un système de connexion identique pour tout sujet et reposant sur une loi d'unité. Cf KANT, Critique de la raison pure, I Théorie transcendantale des éléments, 1ère part., Esthétique transcendantale, § 1-7.

5 - La conclusio, dont provient le terme « conclusion » c'est en latin l'art de circonscrire. En rhétorique classique, la conclusio sententiarum désigne l'art de circonscrire dans une période bien arrondie le mouvement de la pensée. En ce sens, toute pensée qui se meut dans le langage, de manière plus ou moins imparfaite, se meut en vue de, et dans la conclusio.

6 - Cf ARISTOTE, Métaphysique, A, 2,982b 1-25. La philosophie y est définie comme une science « « théorétique » parce qu'elle est la science du connaissable par excellence, une fin en soi qui trouve dans son actualisation même la reconnaissance et l'assise de sa légitimité.

7 - Dans une lettre à son frère datée du jour de l'an 1799, Hölderlin écrit à propos de l'essence des beaux-arts en général, et de la poésie en particulier, le texte suivant : «« On a déjà tant parlé de l'influence des beaux-arts sur la formation des hommes, mais comme si personne ne prenait la chose au sérieux ; et c'était tout naturel, car ils ne pensaient pas à ce que l'art, et particulièrement la poésie, est de par sa nature. [...] L'homme se recueille en elle et elle lui dispense le repos, non le repos de la vacuité, mais un repos vivant, où toutes les forces sont en mouvement et où seule leur harmonie intime empêche de percevoir leur activité. Elle rapproche les hommes et les rassemble, mais non à la façon du jeu où ils ne sont unis que parce que chacun s'oublie et que personne n'apparaît dans sa particularité vivante. » HÖLDERLIN, Oeuvres, III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1967, p.368 ; trad.  D.Naville.